Christian Rizzo passe en revue les fondements de sa pratique chorégraphique


Son écriture chorégraphique et ses compositions visuelles ont su imposer l’individualité d’un style audelà
du cénacle de la danse contemporaine. De 2007 à 2012, Christian Rizzo est en résidence à
l’Opéra de Lille mais il voyage beaucoup, notamment en Asie où il est invité en tant que chorégraphe et
plasticien. Il a en effet réalisé plusieurs expositions parmi lesquelles « Le sort probable de l’homme qui
avait avalé le fantôme » dont il a conçu la scénographie et le commissariat avec Bernard Blistène
(Nouveau Festival du Centre Pompidou à Paris, automne 2009). Il faut aussi mettre au rang de ses
projets parallèles son rôle d’artiste professeur invité au Fresnoy, Studio national des arts contemporains
de Tourcoing, où il a encadré le travail d’étudiants et réalisé des installations multimédia. Familier du
rock et des musiques électroniques, Christian Rizzo a découvert de nouveaux horizons avec la mise en
scène d’opéra. Il s’apprête désormais à aborder le continent wagnérien au Théâtre du Capitole de
Toulouse où il va monter Tannhäuser en juin 2012. De l’opéra aux ateliers qu’il anime avec l’Oiseau-
Mouche, compagnie installée à Roubaix qui réunit des comédiens en situation de handicap mental,
Christian Rizzo n’aime rien tant que les changements d’univers culturels. Ces expériences se répondent
entre elles par attractions réciproques et produisent les interactions à partir desquelles il fonde sa
pratique chorégraphique.
Variations libres autour de quelques notions qui lui sont chères :


amour
La présence de l’autre appelle une question dont la réponse pourrait être l’amour. L’amour est pour moi
la réponse essentielle à la mise en oeuvre de toute chose. Un peu à la manière de l’artiste James Lee
Byars qui disait que la beauté était une réponse plus qu’une question.


doute
Mettre en doute, c’est mettre en jeu sans connaitre toutes les règles pour éviter la posture et la redite.
Quand je me lance dans la création d’un nouveau spectacle, j’ai beau avoir une idée de départ, elle est
ce qu’elle est. Rien n’est encore de l’ordre du concret. Je fais alors en sorte que l’écriture se révèle avec
les corps, la musique, les lumières… une chose me donnant envie de son contraire. L’espace qui
s’ouvre entre deux entités opposées est celui dans lequel je crée.


écriture scénique
Pour moi, l’écriture s’apparente à un travail de mise en forme de ce que j’observe. Si je suis artiste,
c’est que je ne me satisfais pas « des choses en l’état ». J’ai besoin de les agencer dans un cadre
spatio-temporel déterminé qui est celui de la scène.


énergie (vibration plus qu’)
Ma principale préoccupation est de mettre en scène l’énergie des danseurs – cette énergie électrique
dont parle Patti Smith à propos du rock. Dans mes spectacles, l’énergie n’est pas produite à perte : elle
est retenue, compressée, pour donner un volume aux éléments qu’elle traverse. Les interactions entre
les danseurs et leur environnement se chargent d’une énergie qui jamais n’explose. Il s’agit en fait
davantage de vibration que d’énergie.


fragile (l’association)
Toute entreprise humaine est fragile. C’est ce qui rend le travail ensemble si précieux. Le nom de ma
compagnie, « l’association fragile », résonne également comme une mise en garde : « Attention ! Ce
qu’on montre ici est fragile ». Les territoires de la création sont pour moi des zones de fragilité. Dans
une époque qui cherche à tout « bétonner », j’ai envie de tout fragiliser. Je ne choisis par exemple
jamais des danseurs qui « arrachent » le plateau. Je préfère les corps fragiles, ceux qui ne peuvent pas
tout accomplir mais qui apportent un supplément d’âme. Se fragiliser, c’est aussi accepter de faire une
place à l’autre. Fragile : le mot en lui-même est beau, n’est-ce pas ?


fumée (écran de)
J’aime l’idée d’avancer masqué, de brouiller les processus d’identification. A mes débuts comme
interprète, mon physique en décalage avec les canons de la danse m’a permis d’occuper très vite le
terrain. J’en ai beaucoup joué jusqu’à ce que je disparaisse du plateau pour devenir chorégraphe. C’est
ce que suggère ce portait où mon visage est dissimulé derrière la fumée de ma cigarette. « Fumer
permet de mettre un nuage entre soi et le monde » a dit Paul Morand. Sur scène, la fumée me va aussi
très bien. J’utilise cet artifice théâtral pour orchestrer des apparitions et des disparitions. Ce sfumato
scénique permet de troubler les tons et les contours. C’est une façon d’aiguiser le rôle du spectateur car
toute résolution est alors laissée en suspens.


lille
Plus qu’un formidable outil de travail, l’Opéra de Lille a constitué pour moi le point de départ de
l’exploration d’un territoire. Lille et sa région m’ont vraiment permis d’élargir mon champ d’action. Les
rencontres artistiques que j’ai faites en m’installant ici ont donné lieu à des projets très différents : au
Fresnoy (Studio national des arts contemporains de Tourcoing), avec l’Oiseau-Mouche (compagnie
installée à Roubaix qui réunit des comédiens en situation de handicap mental), à la Malterie (centre
d’art alternatif), à l’Opéra avec les spectacles que j’ai créés et les soirées que j’ai programmées. La fin
de ma résidence à l’Opéra de Lille ne marque en aucun cas la fin de ma présence dans le Nord-Pas de
Calais.


lyrique
Cette résidence de cinq années à l’Opéra de Lille m’a donné la chance d’établir un lien durable avec un
public très diversifié ; les spectacles que j’ai présentés ici constituant un tout au regard de ceux qui les
ont partagés. A titre personnel, je me suis découvert un véritable engouement pour l’art lyrique qui m’a
donné de l’assurance pour me confronter à la mise en scène d’opéra au Théâtre du Capitole de
Toulouse.


maison
« La maison, c’est la maison de famille, c’est pour y mettre les enfants et les hommes, pour les retenir
dans un endroit fait pour eux, pour y contenir leur égarement, les distraire de cette humeur d’aventure,
de fuite qui est la leur depuis les commencements des âges ». Ce n’est pas de moi, mais de Marguerite
Duras. En ce qui me concerne, je n’ai pas de maison alors je m’évertue à créer une famille avec ceux
qui accompagnent mon travail. Un jour j’aimerais leur offrir une maison pour y inscrire un projet
artistique commun. La maison que j’imagine n’est pas synonyme de repli sur soi mais au contraire de
circulation vers l’extérieur. Il est temps pour moi de faire converger les lignes de fuite de mon parcours
artistique et de les porter à leur point d’incandescence pour les faire rayonner sur un territoire.


musique
C’est à travers le rock que j’ai découvert la notion de spectacle. Je ne me suis en effet pas réveillé un
matin en me disant : « tiens, j’ai envie d’être Barychnikov ». Mon truc, c’était plutôt d’être David Bowie.
Mon voyage initiatique, je l’ai fait à Londres en 1978. J’avais quatorze ans et la découverte du punk m’a
profondément bouleversé. J’ai vraiment trouvé ma voie un peu plus tard en voyant les Residents sur
scène ; la façon dont ils étaient masqués et brouillaient les pistes entre concert, spectacle, rituel a été
déterminante. La puissance sonore et scénique de My Bloody Valentine a également eu un impact très
fort sur mon rapport à l’espace. Par la suite, mon regard n’a jamais cessé d’être musical. Tous mes
spectacles ont été conçus comme des concept-albums.


origines (la question des)
La question des origines et de l’antériorité hantent mes créations. C’est comme si je rejouais les
principes fondateurs du théâtre – le terme grec theatron signifiant littéralement le lieu d’où l’on regarde.
Je place devant le regard des corps dans toute leur phénoménalité. Cette expérience archaïque de la
scène met en équation actions et observations, condense les gestes, fait jaillir les mouvements,
intensifie les présences pour libérer leurs charges émotionnelles. C’est à cet endroit que l’échange est
possible. Mon moi se fond dans la multiplicité scénique : les corps et les voix des danseurs mais aussi
la musique, la lumière, le décor… Tout ce que la vie a déposé en moi reflue sur scène de cette manière.


sacré
Je suis profondément attaché au théâtre comme ultime endroit de rassemblement et d’échange autour
d’une proposition singulière qui, en même temps qu’elle se dévoile, invente son propre langage. Pour
moi, ce qu’on appelle le spectacle vivant est connecté à une dimension supérieure qui relève du sacré –
une forme de sacré en-dehors du religieux. Si j’ai foi en quelque chose, c’est dans la puissance des
éléments scéniques.


théâtre
Le plateau de théâtre est le lieu où je viens déposer ce que j’ai préparé. La comparaison avec la cuisine
me plait bien : comme un plat qu’on prépare et qu’on apporte pour le faire partager. Ce qui m’intéresse,
c’est l’articulation organique entre la scène et la salle. Le spectacle actualise une pensée en
mouvement qui vibre dans le présent. Les spectateurs assistent à son jaillissement, à son apparaître-là.


titres (le choix des)
La puissance d’évocation des titres agit comme une invitation au voyage, comme un parcours
imaginaire vers le spectacle à venir. Plutôt que de désigner un sujet, ils visent avant tout un effet. Ils
introduisent, sinon réalisent eux-mêmes déjà une forme d’écriture. Il y a quelques années j’ai ainsi
utilisé des formules à rallonge extraites de lectures romanesques. Je préfère aujourd’hui les
constructions plus courtes qui fonctionnent comme des embrayeurs de récits. Elles fixent un cap,
désignent un « horizon », pour reprendre le titre d’un roman de Patrick Modiano que j’aime beaucoup.
Je ne pars pas d’images mais d’éléments fictionnels chargés d’une promesse. Sans titre je ne peux pas
me mettre au travail.


vingt-et-unième siècle
Enfin nous y voilà ! C’est très troublant de constater que quelque chose nous échappe toujours un peu
dans notre rapport au présent. Le vingt-et-unième siècle, ça a un côté science fiction, non ?
L’accélération de l’Histoire me pousse à m’interroger sur ma propre pratique : le corps est-il toujours
d’actualité ? Suis-je suffisamment outillé pour saisir le présent ? Je reste du côté de Rimbaud en
pensant qu’ « il faut être absolument moderne ». En même temps, je fais de la résistance pour
préserver ce qui me touche et ce qui tend à disparaître : l’expérience directe des choses. Les théâtres
sont ces lieux qui maintiennent un rapport direct et vivant à la représentation. Aucune technologie, aussi
passionnante soit-elle, ne pourra s’y substituer. A ceux qui me disent avoir vu tous mes spectacles
grâce aux sites Internet de partage de vidéos, je leur réponds : « vous n’avez encore rien vu ! »


Propos recueillis par Stéphane Malfettes à Lille, le 20 décembre 2011

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